De l'annonce du syndrome d'Angelman à l'acceptation (1)

Dossier n°27 : De l'annonce du syndrome d'Angelman à l'acceptation (partie 1)

L’annonce du handicap...
Lors de l’annonce du handicap, les parents d’enfants Angelman sont éprouvés, sous le choc. Le temps s’est en quelque sorte arrêté. Ils sont devenus d’un coup « parents d’un enfant handicapé ».

Parfois ce ne sera que la confirmation de ce que l’on a découvert soi-même. Aujourd’hui, le diagnostic arrive de plus en plus tôt, parfois même avant l’âge d’un an. Avant, les parents devaient attendre de longues années avant qu’un nom de maladie puisse être posé sur les symptômes cliniques présentés par l’enfant.

Alors commence le nécessaire travail de deuil de l’enfant imaginaire à faire et, avec lui, le franchissement successif de différentes étapes qui dureront, selon chaque parent, plus ou moins longtemps : déni de la maladie et du handicap, colère, négociation, dépression et, enfin, acceptation, étapes si bien illustrées dans le témoignage suivant :

“Welcome to Hollande” d’Emily Pearl Kingsley
“On me demande souvent de décrire mon expérience d’avoir élevé un enfant aux besoins particuliers afin d’aider ceux qui n’ont pas vécu cette expérience unique à comprendre, à imaginer ce que l’on peut ressentir. C’est comme ça…

Quand vous allez avoir un enfant, c’est comme planifier un fabuleux voyage en Italie. Vous vous achetez un tas de livres sur le pays, des guides qui vous permettent d’établir votre itinéraire… le Colisée, Michel-Ange, les gondoles de Venise. Vous apprenez même quelques phrases d’italien, cela devient vraiment très excitant.

Après quelques mois d’anticipation passionnée, enfin le grand jour arrive. Vous faites vos valises et vous partez. Plusieurs heures plus tard, l’avion atterrit. L’hôtesse annonce « Bienvenue en Hollande ! » En Hollande ? Comment ça en Hollande ? Mon billet était pour l’Italie pas la Hollande ! Je suis censée être en Italie. Toute ma vie j’ai rêvé d’aller en Italie…

Mais il y a eu un changement d’aiguillage en cours de route. Ils ont atterri en Hollande, et vous devez y rester.
La chose importante, c’est qu’ils ne vous ont pas amenée dans un endroit horrible, dégoûtant, immonde, pestilentiel, où règneraient la famine et les maladies. C’est juste un endroit différent.
Alors vous devez aller acheter de nouveaux guides. Vous devez apprendre une langue complètement nouvelle. Et vous allez rencontrer un groupe de gens totalement nouveau que vous n’auriez jamais rencontré autrement. C’est juste un endroit différent.

Le rythme est plus lent qu’en Italie, c’est moins clinquant. Après quelque temps, vous reprenez votre souffle, vous regardez aux alentours, et vous remarquez qu’il y a des moulins en Hollande. La Hollande a des tulipes. La Hollande a même des Rembrandt.

Mais tous les gens que vous connaissez sont allés en Italie et ils vantent les merveilles de l’Italie et le bon temps qu’ils ont eu là bas. Et pour le reste de votre vie vous pensez : « Oui, c’est là que j’étais supposée me rendre, c’est ce que j’avais prévu. »

Et la peine ne s’en ira jamais, car la perte de ce beau rêve est une perte majeure.
Mais si vous passez votre vie à vous morfondre de n’avoir pas atterri en Italie, vous risquez de ne jamais être libre d’apprécier les choses très spéciales qu’on ne trouve qu’en Hollande. »

Ce n’est qu’arrivé à ce stade que le parent va pouvoir prendre conscience des difficultés de son enfant, lutter contre les difficultés du quotidien et le rejet ou l’indifférence de la société environnante.
Petit à petit le parent va avoir intégré les informations qu’il a reçues en bloc lors de l’annonce du diagnostic.

Vers l’acceptation...
Viendront ensuite des moments où l’on ressent de la culpabilité, une incertitude face à l’avenir. Et il faudra veiller à ce que cette difficulté à se protéger ne devienne une source d’angoisses.

Il va falloir apprendre à gérer le regard de l’autre. Le regard des autres qui peut nous amener à être tentés de :

  • Se replier sur soi de peur d’affronter ce regard (déni, difficulté d’en parler, difficulté de se sentir à sa place où que l’on aille).
  • Eviter les sorties avec l’enfant le temps de pouvoir affronter le regard des autres (sentiment de honte ou de culpabilité).

Apprendre à gérer également le regard par rapport à un handicap inconnu : la plupart du temps, il ne s’agit pas de méchanceté, mais de la peur de l’inconnu. Dans ces circonstances, il ne faut pas hésiter à expliquer l’attitude et le comportement de l’enfant

Petit à petit on parvient à prendre du recul face à ce regard, surtout que nous avons la chance d’avoir des enfants très souriants, ce qui facilite les contacts avec le monde extérieur et même si parfois leur handicap se voit peu de prime abord.

La famille élargie et les amis vont avoir un rôle important à jouer. Les réactions vont être diverses lors de l’annonce : certains vont se rapprocher, d’autres vont s’éloigner.

L’apport de l’entourage va permettre de faciliter la vie quotidienne : soutien des grands parents qui deviennent des personnes « ressources » pour la garde, entraide lors des vacances, etc.

Mais, parfois, l’épilepsie va venir tout perturber. On ne va plus oser laisser son enfant, ou bien l’entourage ne se sentira pas capable d’assumer cette responsabilité.

La rencontre avec d’autres parents et avec les associations va aussi permettre d’établir de nouveaux contacts, de faire partie d’un groupe où l’on sait de quoi on parle et où l’on peut raconter ses moments difficiles, partager les réussites des enfants, leurs progrès si importants pour nous. On a alors l’impression d’appartenir à une grande famille parlant le même langage et où on trouve facilement sa place. Ce sont des lieux d’échanges où l’on va autant recevoir qu’apporter aux autres familles.

L’objectif principal des parents : maintenir une vie familiale et sociale
► Au niveau du couple :

  • Arriver à préserver du temps à deux
  • Alterner les moments de détente si l’on n’arrive pas à faire garder son enfant
  • Eviter une aggravation des tensions déjà existantes.

► Au niveau de la fratrie :

  • Préserver des espaces (lieux et temps) pour chacun : la fratrie ne doit ni être oubliée, ni sacrifiée. Les aînés vont voir leur vie bouleversée et il faut les informer sur le syndrome et expliquer certains comportements.
  • Offrir à chacun des moments privilégiés, où chaque enfant a le sentiment d’exister.
  • Ne pas oublier que la fratrie peut être gênée par le regard d’autres enfants lors des sorties ou de la présence d’amis (gêne, honte, culpabilité).

► Au niveau des amis :

  • Il faut veiller à ne pas s’enfermer uniquement dans son rôle de parents.
  • Si certains amis vont fuir, d’autres vont rester et aider et l’enfant va être pris en charge par le groupe lors de sorties pour soulager les parents, chacun ayant admis le comportement particulier de l’enfant Angelman

► Au niveau professionnel :

  • Le rythme des prises en charge est parfois difficilement compatible avec l’emploi existant (problèmes d’horaires, emploi à mi-temps, arrêt du travail) et les parents vont souvent devoir faire des sacrifices au niveau professionnel, ou opter pour une aide ou une garde à domicile.
  • Le fait d’informer son employeur du handicap de son enfant pourra permettre un aménagement d’horaires, mais les réactions des collègues de travail seront aussi très étonnantes.
  • Et parfois, les parents ne feront que se croiser au domicile pour assurer au mieux la garde.

Organiser la vie quotidienne
Les parents vont devoir organiser leur vie pour avoir un quotidien le plus normal possible et s’employer à avoir un enfant heureux, intégré et accepté tel qu’il est.

L’enfant va être considéré dans sa normalité et dans ses différences. Les objectifs doivent être réalistes. de l’enfant n‘exigera de lui que ce dont il est capable et se posera la question : à quoi va lui servir tel ou tel apprentissage ?

Il faut avoir conscience des limites de l’enfant et essayer d’anticiper afin d’éviter de le mettre dans une situation difficile qui risque de devenir  ingérable.
Restera à répondre à de nombreuses questions :

  • Comment faire face aux difficultés ?
  • Comment vivre au jour le jour ?
  • Comment sera mon enfant plus tard ?
  • Comment sera-t-il pris en charge ?
  • Quel sera son degré d’autonomie future ?

...Autant de questions pour lesquelles, par ses actions et notamment ses actions de formation, l’AFSA tente d’apporter des réponses.

« La rencontre avec d’autres parents et avec les associations va aussi permettre d’établir de nouveaux contacts […]. On a alors l’impression d’appartenir à une grande famille parlant le même langage et où l’on trouve facilement sa place. Ce sont des lieux d’échanges où l’on va autant recevoir qu’apporter aux autres familles. »

L’arrivée d’un enfant handicapé fait-elle de moi un parent différent ? Elle bouleverse de fait l’équilibre familial. Comment continuer à exercer mon rôle de parent et reprendre pied après l’annonce du handicap ? Comment protéger mon couple, faire de mes proches des alliés, poursuivre ma vie sociale ?

LES PARENTS D’UN ENFANT HANDICAPE SONT MUS PAR LA NECESSITE D’ETRE HEUREUX...ET A FORCE DE VOLONTE, DE COURAGE ET D’ACCOMPAGNEMENT, ILS Y PARVIENNENT !

Tel est le message que souhaite faire passer Denise Laporte, Présidente de l’AFSA à travers un témoignage dans lequel elle souhaite partager, avec les lecteur d’AFSA Liaisons, son histoire et son expérience personnelles.

AL : Madame la Présidente, pourquoi avez-vous souhaité témoigner sur ce thème finalement très intime de l'impact de la maladie et du handicap dans la famille ?

DL : Parce qu'avant d'être la Présidente de l'AFSA, je suis avant tout une maman qui a été touchée par la survenue du S.A., maladie génétique rare, à une époque où l'on ne savait pas grand chose de celle-ci puisque Jean, mon fils, est aujourd'hui âgé de 29 ans. Mon mari et moi nous sommes trouvés très seuls lorsque Jean était enfant. Aussi, il m'a semblé qu'il pouvait être intéressant de partager mon histoire et mon expérience pour aider les jeunes parents.

AL : Quand vous êtes-vous aperçue qu'il y avait un problème avec Jean ?

DL : En fait, dans le cas de Jean, premier enfant d'une fratrie de trois, je crois que cela a commencé dès la grossesse. Je n'étais pas sereine, j'étais empreinte d’une inquiétude sourde de le perdre, d'une peur de ne pas mener cette grossesse à terme comme si cet enfant voulait déjà me signaler que son parcours serait différent.
Plus tard, il y a eu de nombreuses occasions de ne pas trouver le sommeil, de soupçonner l’inacceptable, d’avoir peur, de ne pas oser poser de questions trop précises de peur d'obtenir des réponses que je ne voulais pas entendre.

Dès les premières semaines, parce qu'il y a eu une hospitalisation à l’âge de 15 jours, parce que mon enfant n'avait pas le même comportement que celui de la voisine, parce que la première visite chez la pédiatre s'était mal passée et parce que, peu à peu, les indices s'accumulaient, l'inquiétude a commencé à se faire sentir et, avec elle, le soupçon de l'« a »normalité a émergé.

AL : Quand avez-vous été en possession d'un diagnostic clair ?

DL : Pour ma part, j’ai eu plusieurs expériences de l’annonce du diagnostic car les choses se sont faites progressivement. Je donnerai quelques exemples qui montrent que c’est souvent très difficile, pour le pédiatre qui suit l’enfant, d’annoncer aux parents un diagnostic trop sombre. Mais aussi, des exemples qui montrent l’importance des mots qui peuvent blesser et rendre les parents profondément malheureux.

A un an : Depuis plusieurs mois, les visites chez la pédiatre étaient devenues, pour moi, un vrai chemin de croix. Je savais qu’elle allait me poser les questions normales que l'on pose à toute maman concernant les progrès de son bébé et je savais que j’allais devoir répondre par la négative : Est-ce qu’il tient assis ? Est-ce qu’il se retourne tout seul ? Est-ce qu’il cherche à s’asseoir tout seul ? Est-ce qu’il essaie de se dresser sur ses jambes ? Non, non, non, non, etc.

Un peu avant son premier anniversaire, la pédiatre m’avait annoncé que je devrais amener Jean chez une kinésithérapeute afin de lui apprendre à marcher, mais elle ne m’a pas dit pourquoi, ni ce qu’elle soupçonnait. Je n’ai rien dit à ma famille ni à mes amis, mais j’étais très inquiète : quel enfant "normal" a besoin de kinésithérapie pour apprendre à marcher ?

Je suis arrivée dans un cabinet où la kinésithérapeute était spécialisée dans le handicap et il y avait des prothèses partout. Des attèles, des corsets, et là, je me suis retrouvée dans un monde insoupçonné. Je ne comprenais pas du tout ce que je faisais là. La kiné m'a dit "votre enfant n'a pas grand chose, on va rattraper ça"... Mais c’était quand même très angoissant.

Et surtout, je n'avais pas les moyens de m'ancrer dans cette réalité, de me dire "je vais pouvoir faire quelque chose pour mon enfant". J'avais l'impression d'être ballotée, d'être là sans pouvoir avoir prise sur les événements qui se passaient.

A trois ans : La même pédiatre m'annonce "votre enfant ne sera pas comme les autres, il ne sera jamais normal, il a pris trop de retard maintenant, on ne peut plus penser qu’il va le rattraper". J’en ai voulu à ce médecin pour toutes les visites qui ont précédé l’annonce, au cours desquelles elle n’a posé aucun diagnostic, tout en me posant ces questions qui me mettaient si mal à l’aise.

Je subissais vraiment les rendez-vous que j'avais chez la pédiatre tous les mois, au cours desquels elle mesurait tout ce qui n'avait pas été fait et sanctionnait à la fin, "bon, il n'a pas fait ça, ni ça..." mais sans me donner de voie de réflexion. Elle n'a jamais prononcé le mot "handicap" ni le mot "déficience". Les visites se passaient comme s'il s'agissait d'un enfant normal mais qui ne ferait pas ce que font les autres.

Du coup, je ressentais une culpabilité énorme parce que je me disais que c'était moi qui ne savais pas l'élever correctement.

Jusqu'à trois ans, l'âge auquel le diagnostic de "déficience intellectuelle" (mais pas encore celui du S.A.) a été définitivement posé, cela a été pour moi une source d'angoisses. Je me disais "mon enfant va se réparer", "mon enfant va redevenir normal", "il va entrer en maternelle" avec la blessure de me rendre compte, à chaque nouvelle étape, que ce n'était pas possible. J'avais, en moi, cette obsession de me dire "quand va-t-il faire ce progrès qui va lui permettre de s'approcher de la normalité afin d'oublier ce cauchemar".  J'étais dans cette quête de me rapprocher le plus possible de la "normalité" afin de pouvoir rattraper le retard.

Enfin, lorsque Jean a eu cinq ans et que l’on cherchait pour lui un institut médico-éducatif, j'avais pris rendez-vous avec le psychiatre de l’établissement pour savoir si Jean pourrait être accepté. A la fin de l’évaluation de Jean, le psychiatre m’a annoncé : « Madame, je ne peux pas prendre votre enfant dans mon établissement, il est débile profond ». Je me suis longtemps demandé ce qui avait motivé la brutalité de cette annonce chez ce psychiatre. Ses mots ont laissé une trace indélébile.

AL : Est-ce que vous avez eu le sentiment d'être accompagnée, mal accompagnée ou est-ce que ce temps de déni a duré plus longtemps, puisque vous ne saviez pas de quoi il retournait ? Avec le recul, comment interprétez-vous cette attitude de la pédiatre ? Incompétence ou attendait-elle que vous découvriez vous-même ce qu'il en était ?

DL : Je crois qu'elle attendait beaucoup que je découvre les choses au fur et à mesure,  mais l’angoisse montait et je n'arrivais pas à l'exprimer correctement. En fait, elle n'a pas su me dire "bon, voilà, il y a un gros souci, mais on va prendre votre enfant en charge et il va faire des progrès ».

AL : C'est votre expérience personnelle. Aujourd'hui, dans le cadre de l'association, est-ce que vous constatez que les parents confrontés au S.A sont prévenus plus tôt, mieux ou qu'ils "galèrent" encore parce qu'ils ne tombent pas sur les bons interlocuteurs ou parce qu'ils sont dans le déni ?

DL : Non, ils sont prévenus même parfois trop tôt. Ils sont prévenus très tôt, presque même avant que les premiers signes d'alerte apparaissent. Souvent, c'est parce que l'enfant est hyperactif ou hypertendu que le médecin commence à s'inquiéter. Chez ces jeunes parents il y a la même détresse, mais elle est, disons, "canalisée" par les prises en charge.

La difficulté peut être ici plutôt un investissement trop important parce qu'ils se disent "d'accord, mon enfant a des problèmes mais en faisant beaucoup de rééducation, beaucoup de prises en charge, on va combler une partie du retard". Il y a quand même cette nécessité de se rapprocher de la norme, le plus possible…

AL : Quand vous dites la nécessité de se rapprocher de la "norme", quelque part, cela veut dire un défaut d'acceptation du diagnostic…

DL : Oui, c'est ça, parce que c'est insupportable.

Au moment de l'annonce, le parent bascule dans un monde inconnu et il se dit "je ne vais jamais me sortir de là". Il a l'impression d'être tombé dans un puits sans fond et qu'il n'arrivera plus à remonter à la surface.

Quand il est confronté à cette réalité qui fait plus que le blesser parce que le quotidien est très pénible, qui l'ampute de son avenir parce qu'il ne pourra pas se prolonger, le parent a besoin de passer par ces étapes de déni plus ou moins long.

AL : De votre point de vue, quel serait le meilleur moment pour annoncer le diagnostic ?

DL : On peut se poser la question du meilleur moment pour annoncer le diagnostic étiologique quand il est connu, ou au moins, le diagnostic de déficience, quand le diagnostic étiologique fait défaut. Quel est le meilleur moment pour ne pas fragiliser davantage un lien qui est déjà souvent malmené ou compliqué par les difficultés de l’enfant ?

Quelles sont les conséquences de l’annonce, vaut-il mieux la retarder et laisser les indices apparaître progressivement ou vaut-il mieux faire le diagnostic le plus rapidement possible pour que les parents puissent s’investir dans l’éducation de leur enfant ?

En fait, évidemment, il n’y a pas de bon moment. Au moment de l’annonce, on sait que les parents sont sidérés et qu’ils n’ont pas le réflexe de poser des questions. Ce n’est qu’en rentrant chez eux, parfois plusieurs heures après, que les questions commencent à arriver : comment vais-je faire pour comprendre mon enfant s’il est différent de moi ? Comment vais-je faire pour l’élever s’il a besoin de choses que je ne connais pas ? Comment vais-je faire pour l’accepter si je ne le comprends pas et que je ne peux pas entrer dans son monde ?

Deux éléments toutefois sont susceptibles d’atténuer l’effroi et de donner aux parents le courage d’affronter la gravité de l’annonce. Ce sont :

  • L’amour qu’ils ont pour leur enfant qui va l’emporter sur le reste, d’où l’intérêt peut-être de laisser les liens se nouer avant d’annoncer le diagnostic ou, dans tous les cas, de ne pas l'annoncer brutalement.
  • Les réactions de l’entourage (les parents, les frères et sœurs, la famille proche, les amis et les professionnels...) qui vont entourer ou conseiller les parents après le diagnostic.

AL : Ainsi, vers l'âge de trois ans, on évoque une "déficience intellectuelle". Comment s'est poursuivie votre vie après cette annonce ?

DL : J’ai d’abord eu un sentiment d’incompréhension, puis le sentiment que notre vie était irrémédiablement brisée. Tout de suite après, je me suis dit que ce n’était pas possible que je ne puisse jamais communiquer avec mon enfant. Enfin, la vie avec Jean s’est imposée comme elle l’était, avec ses difficultés qu’on acceptait petit à petit. Avec en parallèle, la mise à mal de mon amour maternel. J’avais moins envie de m’occuper de Jean.

Les sentiments que j’éprouvais pour lui me surprenaient par leur violence, leur étrangeté. Cela allait de la culpabilité, le sentiment de ne pas être à la hauteur à  la tristesse, la déception, et quand je me promenais avec lui la « honte » d’avoir un enfant handicapé.J’étais fatiguée, accablée par les tâches domestiques. Tout me paraissait plus compliqué et moins gratifiant que pour les autres mamans et je sentais que l’amour que je portais à Jean n’était plus aussi pur.

La tentation d’abandonner la lutte était très présente et se manifestait sous plusieurs formes :

  • La forme brute avec la tentation d’abandon physique de mon enfant. Le confier à une institution ou à une famille d’accueil.
  • La forme sournoise qui consistait à arrêter de me battre, petit à petit, en relâchant ma vigilance sur la qualité de la prise en charge ou sur la façon dont on lui faisait une place au sein de la famille.
  • Le refuge dans des rêves irréels de réparation qui me permettaient de résister au quotidien.
  • La tentation de la maladie. Etc.

AL : Vous pensez que c'est vécu différemment par la maman et par le papa ?

DL : En fait, je pense que la blessure est la même, mais que cela s'exprime de manière différente.
La maman a peut-être la satisfaction, au moins dans les premières années, de pouvoir faire corps avec son enfant, elle est dans le maternage.

Elle a le plaisir des câlins, des bisous, de voir son enfant apaisé à certains moments. Elle est plus dans les petits détails de la vie de tous les jours, donc elle a plus de satisfactions quotidiennes, mais plus de culpabilité aussi...
Alors que le papa, lui, est dans la projection, dans l'effroi de se dire « qu'est-ce que j'ai fait, pourquoi j'ai mis cet enfant au monde" ?

Mais, le papa n'exprime pas toujours l'effroi qu'il ressent parce qu'il sait que s'il l'exprime, la famille risque de basculer. C'est lui qui sert de pilier. Donc, il ne va pas l'exprimer de la même façon...

AL : Quand vous dites, vers trois ans, on a identifié une déficience intellectuelle, par rapport au cursus scolaire, qu'avez-vous fait : est-ce que vous envisagiez de le mettre à la maternelle comme n'importe quel autre enfant ou a-t-il fallu rechercher une solution ?

DL : Jusqu'à l'âge de deux ans, j’ai espéré que Jean irait à la maternelle. Après, entre deux et trois ans, on a bien vu que ce n'était pas possible : il marchait très mal, il n'était pas propre... A trois ans, la pédiatre nous a dit "il ne sera jamais comme les autres, il a pris trop de retard, il ne pourra plus le rattraper", donc jusqu'à l'âge de quatre/cinq ans il est allé à la halte-garderie. Ensuite, on a déménagé de Normandie pour venir s'installer dans le Midi et Jean est entré dans un institut de rééducation fonctionnelle.

AL : Qu'est-ce qui a motivé ce changement de lieu d'habitation ?

DL : Au départ, nous avons voulu nous rapprocher de nos parents pour pouvoir être aidés. Alors que Jean avait quatre ans, Anne ma fille en avait deux et nous étions seuls en Normandie, et souvent c’était compliqué parce que j’avais beaucoup de prises en charge pour Jean.

C’est pour cela que nous avons décidé de nous rapprocher de nos parents.
Mais, nous nous sommes retrouvés dans une situation assez désagréable avec un sentiment d’échec et cela a créé, disons, une « distance » entre nos parents, nos beaux-parents et nous. Le dialogue est devenu difficile. J’étais devenue très susceptible sur tout ce qui touchait à l’éducation de Jean.

Au fil des mois, j’étais de plus en plus fatiguée par les nombreux rendez-vous médicaux et par le discours des professionnels qui étaient davantage sur le versant de ce que Jean ne savait pas faire que de celui de ses compétences. Et on ne savait toujours pas ce qu’il avait.

C’était aussi l’époque du discours du Dr Bettelheim qui mettait en cause la relation mère/enfant dans le cas de l’autisme infantile et Jean présentait des signes autistiques. Je me sentais donc une mauvaise mère et cette situation nous a conduits à aller voir le Dr Rufo à Marseille qui nous a dit : "votre enfant est handicapé, c'est sûr, mais ce n'est pas ce qui m'inquiète le plus. Ce qui m'inquiète, c'est votre vie de famille. »

Il nous a dit "peut-être que l'institution peut vous aider parce qu'elle calmera votre enfant, cela va permettre de lui donner un cadre qui peut lui être très bénéfique". Il nous a cité quelques établissements en nous disant qu'il y avait un établissement, l'IME de Collobrières qui acceptait les enfants en internat.

Cette proposition d'internat m'avait déjà été faite quand Jean avait deux ou trois ans et j'avais refusé catégoriquement : pour moi, alors, cela n’avait aucun sens, je demandais de l’aide pour soigner mon enfant et on me parlait de me séparer de lui ! Lorsque le Pr. Rufo a évoqué l’internat, c’est apparu presque immédiatement comme une solution provisoire de survie.

Cette annonce nous a fait réfléchir à notre vie et à la santé de notre famille. Rufo a prononcé une phrase que je n’ai jamais oubliée en parlant de notre deuxième enfant, Anne, que nous avions amenée à la consultation. Il a dit : « l’enfant ne doit pas être le thérapeute de ses parents », phrase qu’il n’a pas vraiment explicitée mais que j’ai comprise comme voulant dire « votre petite fille a le droit d’avoir une enfance heureuse et ce n’est pas à elle de réparer le handicap de son frère. Elle n’a pas à compenser la souffrance que ce handicap vous inflige. »

Nous avons réfléchi longuement, puis nous avons rappelé le Pr. Rufo qui nous a répété qu'il ne fallait pas hésiter si nous sentions que ce serait la meilleure solution pour la famille.

AL : Vous dites qu'à un moment donné vous aviez besoin de vous séparer de Jean... Comment vous en êtes-vous aperçue ? Quel était votre ressenti, votre analyse de la situation à cette période d'avant placement ?

DL : A force d'être fatiguée par le manque de sommeil, par le questionnement permanent de me dire "est-ce que je fais bien ce qu'il faut faire ?", "qu'est-ce que je peux faire pour qu'il fasse des progrès ?" et de ne plus avoir de désirs, j'avais le sentiment d'avoir basculé dans un monde inconnu et inquiétant, de ne plus prendre de plaisir à être avec mon enfant.

En fait, l'état de dépression sous-jacent me faisait passer de phases d'amour (où je ressentais un lien fusionnel total avec Jean) à des phases d'isolement et de souffrance où je ressentais du désintérêt voire de l'agressivité à l'encontre de Jean.

Cela m'a fait découvrir des sentiments très violents que jamais je n'aurais soupçonnés.

L’internat de semaine allait nous permettre de reprendre suffisamment de souffle pour pouvoir, quand Jean était là, nous occuper de lui dans les meilleures conditions.

AL : Et votre mari ressentait des choses comme ça aussi ? Vous en parliez avec lui ou avec un professionnel ?

DL : Oui, nous arrivions à parler de ces sentiments extrêmes qui nous atteignaient. Ce qui m'effrayait, c'était de m'apercevoir que j'aurais pu être capable d'une violence très difficile à contenir. Parfois, j'avais vraiment le sentiment de perdre la raison.

Je me sentais capable de pensées ou de gestes déraisonnables et cela me consternait parce que je ne savais pas que ça existait au fond de moi.

Je dois dire que ce qui est important, à mes yeux, c’est de pouvoir en parler en couple bien sûr, mais aussi de pouvoir évoquer cela avec un professionnel qui aide à exprimer son ressenti, à comprendre la légitimité de celui-ci, à trouver des parades qui permettent de se libérer de cette culpabilité.

Nous avons eu la chance d'être un couple solide qui s'aimait et qui partageait sur ce sujet comme sur d'autres. Nous avons eu aussi la chance d'être entendus, écoutés, compris et aidés par le psychiatre du centre où se trouvait Jean. Il a été, pour nous, un allié très précieux dans cette bataille contre nous-mêmes.

AL : Cette décision de placement de Jean à l'internat n'a sans doute pas été facile à prendre ?

DL : Quand mon mari et moi avons pris cette décision, je n'imaginais pas qu'elle allait m'entraîner dans la spirale d'une dépression qui a duré plusieurs années.

Cette décision a créé une culpabilité énorme. A l’IME, j’ai découvert un monde inconnu différent de celui de l’institut de rééducation fonctionnelle. Je me suis dit : "ce n'est pas possible, je ne peux pas mettre mon enfant ici". Mais je l'ai fait quand même parce que je savais que je n'avais pas d'autre solution. Je n'arrivais plus à m'occuper de ma fille. Je n'arrivais pas à assumer le quotidien correctement. Je le faisais, mais comme absente, comme télécommandée...

En mettant Jean en internat de semaine, j'ai vraiment eu le sentiment de l'abandonner. Jean basculait dans le « monde du handicap ». Cela a fini de cristalliser le sentiment d'impuissance que je ressentais déjà depuis plusieurs années. Cela a renvoyé aux questions existentielles sans que je parvienne à les formuler.

Faute d'y mettre des mots, j'ai commencé à avoir des problèmes physiques : je n'arrivais plus à respirer et j'étais très oppressée. Sur les conseils du psychiatre de l'IME, je suis allée voir un psychiatre... Celui-ci m'a rassurée en me disant que ma "folie" n'était qu'une sévère dépression qui nécessitait de mener un travail sérieux d'analyse pour explorer mon histoire personnelle, afin d'arriver à comprendre ce qui se passait aujourd'hui et à accepter cette situation.

J'ai donc fait, pendant quelques années, cette analyse et je pense que c'est ce qui nous a sauvés, Jean et moi.

AL : En quoi ce psychiatre, ce travail d'analyse vous ont-ils aidée ?

DL : Il m'a conduite à réfléchir sur le sens de la vie de Jean, il m'a amenée à comprendre la valeur de la vie de Jean... J’avais du mal à accepter l'idée que la vie que mon mari et moi avions tenté de construire n'allait pas pouvoir être prolongée car Jean ne pourrait pas fonder sa propre famille. Ensuite, j'étais persuadée que mon enfant souffrait énormément. Alors, je me disais "à quoi sert cette souffrance ?

Je ne voyais la vie que sous cet angle négatif.

Mon psychiatre m'a fait comprendre que cette vie d'enfant handicapé avait autant de valeur que celle d'un autre enfant, même si en apparence, elle semblait être bien moins riche.
Cela m'a permis d'accepter d'avoir mis au monde un enfant qui était différent. Il m'a fait prendre conscience de mon narcissisme, du fait que cela me faisait souffrir parce que je ne pouvais pas dire "vous avez vu le bel enfant que j'ai... ».

AL : Après avoir placé Jean en internat, qu'est-ce que cela a changé dans votre vie quotidienne avec Anne, est-ce que vous avez pu vous reconstruire un peu ?

DL : C'était ambivalent. D’un côté, je ressentais ce sentiment d'avoir abandonné mon enfant, mais, de l'autre, je me rendais bien compte que cette séparation était bénéfique pour le reste de la famille.

En fait, comme il y avait cette séparation régulière toutes les semaines, il y avait aussi un grand plaisir à se retrouver. Parce qu'il y avait eu tout le manque pendant la semaine, nous avions le plaisir de l'avoir le week-end. C'était un vrai soulagement quand Jean revenait.

C'était un soulagement et c'était aussi le retour des difficultés dans le quotidien, dans l'organisation… On repassait d'une vie de famille "normale" à une vie où il faut gérer un enfant hyperactif (et qui était d'autant plus turbulent du fait de l’internat).

Ce qui était, par contre, très bénéfique, c'est que pendant la semaine en l'absence de Jean, nous pouvions nous occuper correctement de nos deux autres enfants : on pouvait leur lire des histoires le soir, on pouvait faire toutes nos nuits et on pouvait prendre des repas dans le calme.

Si Anne ou Mathieu avait une question, on pouvait y répondre calmement sans être obligé de leur dire "Attends, Jean fait une bêtise, je te répondrai tout à l'heure"...

AL : En tant que maman ayant vécu l'expérience et en tant que Présidente de l'AFSA, est-ce que vous conseilleriez, aujourd'hui, le placement en internat pour des familles qui peuvent être en difficulté ?

DL : Dans ce domaine, j'évoque très rarement mon expérience parce qu'encore aujourd'hui, j'ai le sentiment d’avoir fait un choix très dur pour Jean.

Quand mon mari et moi avons choisi l'internat, le psychiatre de l’établissement nous a dit : « Attention il faut que cette décision soit un choix motivé par un objectif précis pour votre enfant" (sous-entendu, l’internat d’accord, mais pour que ce soit mieux pour lui).

Sur le moment, je ne voyais pas en quoi cette décision pouvait être positive car elle ne résultait que des difficultés qui s’étaient accrues au fil des mois, consécutives à un déménagement et à l'absence de mon mari toute la semaine. En fait, il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre à quel point il avait raison. Il nous a accompagnés longtemps sur ce chemin. Sans lui, les choses ne se seraient pas passées aussi bien. Aussi, je ne donnerais pas d'âge. Par contre, je dirais qu'il faut se poser des questions si on commence à sentir que sa vie se dégrade, que sa vie de couple est inexistante, que ses autres enfants sont dans la plainte ou qu’en vacances, c'est « l'enfer », que son capital "patience" et "bienveillance" vis-à-vis de son enfant commence à être entamé…
Je pense que, parfois, les parents ont tendance à retarder le moment où ils vont franchir le pas de confier leur enfant parce qu’ils ont le sentiment d’abandonner leur enfant. Cette question est un vrai sujet : je pense que tous les parents, à un moment ou à un autre de leur histoire, vivent cette peur de l'abandon.

AL: Comment parvient-on à résister à la tentation de la séparation ?

DL : Comme on peut. Je ne sais pas. Par l'amour qu'on porte à son enfant. Ce n'est pas possible de se dire "j'augmente encore sa souffrance". Malgré la fatigue, les difficultés, le handicap, on a envie de faire en sorte que son enfant soit le plus heureux possible.

AL : Quand avez-vous eu, finalement, connaissance du diagnostic de syndrome d'Angelman ?

DL : Pour Jean, le diagnostic étiologique a été posé à l’âge de 13 ans lors d’une visite à Marseille pour une aggravation de son épilepsie. Depuis longtemps, nous avions abandonné l’idée d’avoir un diagnostic qui nous aurait enfin permis de comprendre ce qui n’allait pas dans le développement de Jean et nous aurait soulagés ou déculpabilisés. Nous avons donc été très surpris d’entendre le Dr. Livet nous demander : "Savez-vous quelle est la maladie de votre enfant" ? Nous commencions déjà à nous excuser de ne pas savoir lorsqu’elle nous a interrompus en disant : " je pense que c’est le « syndrome d’Angelman », et elle a commencé à nous décrire les symptômes qui collaient si parfaitement à Jean !

Dire que nous étions soulagés est peu au regard de ce que nous avons ressenti. Mais à ce soulagement immense s’est assez rapidement mêlé un effroi qui grandissait au fur et à mesure que nous lisions la plaquette qui décrivait le syndrome et l’association référente. Tout à coup, c'était comme si nous réalisions que Jean était « définitivement » handicapé et bien sûr, nous avons rejeté en bloc l’idée d’être, un jour, d’une manière ou d’une autre, impliqués dans cette association, l’AFSA, pour ne pas la nommer.

Ceci pour dire que quels que soient le moment et les conditions de l’annonce du diagnostic étiologique, l’effroi et le refus sont toujours présents. Parce que le diagnostic étiologique fige l’enfant dans son devenir. Il a une étiquette qui fait de lui un "Angelman" et non plus un individu singulier. Pourtant ce diagnostic était nécessaire, indispensable même car il nous a permis d'accepter Jean avec ses particularités, d’avancer et de mettre en place un suivi beaucoup plus adapté.

AL : Nous n'avons pas encore abordé la fratrie. Quand Jean rentrait à la maison, quel était le comportement des frère et sœur avec lui ? Est-ce que vous avez été confrontée à des difficultés particulières dans l’éducation de vos 2 autres enfants ?

DL : Je ne m'en suis pas rendu compte sur le moment. Je savais que le fait que leur frère soit dans un établissement spécialisé et pas là dans la semaine, leur posait des questions mais on ne l'évoquait pas beaucoup.
Je savais que cela leur permettait de vivre une enfance plus simple, mais je savais aussi qu'ils se posaient des questions sur leur frère qui était différent d'eux.

Avec Anne, il y avait ce besoin de se dire qu'elle grandirait sans difficultés. C'est clair qu'il a presque fallu qu'elle soit en bonne santé pour deux. Elle a parlé très vite, de manière très intelligible... je me disais "Elle est sortie d'affaire". C'était idiot, mais j'avais besoin qu'elle avance bien, c'était une nécessité.
Cela nous rassurait sur notre capacité à élever un enfant, sur notre capacité à donner naissance à un enfant en pleine forme.

On n'avait pas encore eu le diagnostic étiologique de Jean, donc j’avais le sentiment que je m'étais trompée depuis le début, que "c'était de ma faute" si Jean ne se développait pas normalement. Que je n'avais pas su établir une relation correcte avec lui... Que c'était pour cela qu’il était en retard dans son développement. J'avais le sentiment que la rupture que nous avions vécue, lui et moi, à dix jours de la naissance (à cause d'une nécessaire hospitalisation sans gravité) mais qui avait quand même duré quinze jours avait, au moins dans les premiers mois, freiné son développement. Du coup, c'était important qu'Anne aille bien.

Avec la naissance de Mathieu, mon second garçon, c'était un apaisement, parce qu'on avait réussi à fonder une famille. Il y avait aussi l'idée qu'Anne ne serait pas toute seule pour vivre le handicap de son frère. Qu'elle aurait une complicité avec un autre frère.

Elle est effectivement très proche de Mathieu, elle a été une deuxième maman pour lui. En plus d'être parfaite, elle était une deuxième maman pour Mathieu.

AL : Avez-vous eu conscience, parfois, que vos autres enfants pouvaient souffrir de la présence de Jean à leurs côtés ?

DL : Si j’avais quelque chose à regretter dans ce que j’ai fait quand ils étaient petits, c’est de ne pas avoir fait assez attention à cette situation complexe d’avoir un frère handicapé, de ne pas les avoir incités à s’exprimer davantage sur le handicap de leur frère.

On le faisait mais à travers l’humour. Ce n’est pas seulement lorsqu’ils sont petits qu’il y a des conséquences sur les frères et sœurs. Ce sera présent toute leur vie.

C’est donc important qu’ils puissent en parler, avec un professionnel, dans des groupes de parole ou avec un oncle, une tante auprès desquels ils pourront dire ce qu'ils pensent et ce qu'ils ressentent parce qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas toujours le dire à leur maman ou à leur papa.

AL : Est-ce qu'au niveau du comportement de Jean, vous avez noté qu'il y avait des améliorations suite à son entrée à l'internat ?

DL : C'est surtout maintenant que Jean est adulte, que je constate les bénéfices de l’internat. Il est moins souvent dans la toute-puissance. Il a appris à vivre en groupe, à accepter la contrainte et les limites imposées par le groupe. Il a moins la nécessité que l’on réponde à ses besoins dans l’immédiat. Il peut davantage différer.

La vie en collectivité apprend à l'enfant à attendre son tour, à respecter l'autre, à aller dormir quand il faut aller dormir, à manger quand c'est l'heure.

Par contre, elle impose des contraintes qui peuvent être une limitation de son épanouissement et l’absence de vie quotidienne partagée en semaine peut créer une distance avec les autres membres de la famille. Je l’ai déjà dit, pour que l’internat soit favorable à l’enfant et à son épanouissement, il doit y avoir derrière un projet très construit.

AL : Est-ce qu'on peut se construire une vie sociale "normale" ou est-ce qu'il y a obligation d'isolement ?

DL : D'une façon générale, l'isolement nous est plutôt imposé. Il peut être cultivé, mais il nous est imposé. Parce que les réunions de famille ou entre amis sont souvent grevées par la présence d’un enfant ou d’un adulte atteint par ce syndrome : la surveillance et l’attention qu’ils demandent permettent rarement de se détendre vraiment et ces réunions sont souvent épuisantes pour les parents.
Par ailleurs, c’est plus difficile de partager les expériences et les ressentis.
L’isolement vient aussi du fait qu’on ne peut pas vraiment partager notre expérience d’avoir un enfant différent.

AL : Est-ce qu'on a la force soi-même d'aller au contact des gens ? Est-ce qu'à un moment, on n'est pas tellement pris dans son épanouissement, dans ses sentiments ambivalents, qu'on n’a pas la force d'aller en quête des autres, d'un monde ouvert sur autre chose, d'un projet professionnel différent ? Est-ce qu'à un moment donné, il n'y a pas une certaine forme de renoncement ?

DL : Cela dépend beaucoup de son propre vécu, mais il y a l'instinct de survie qui va donner du courage, de la force pour se dire "il faut que je fasse quelque chose".
Dès lors que l'on commence à chercher une solution, on est sauvé en partie. Forcément, on va rencontrer des gens qui vont comprendre ce besoin (la famille, les frère et sœur, une amie qui vous tend la main ou les professionnels...).

On est isolés, mais on n'est pas seuls.

La nécessité d'être heureux est toujours là. Le besoin d'être heureux est toujours très présent.

AL : A un moment donné, vous avez souhaité intégrer l'AFSA, cette association que vous rejetiez quand vous l'avez découverte. Est-ce que cela vous a donné plus de force qu'avant ?

DL : Au début, je ne sais pas pourquoi je l'ai fait. Quand je suis arrivée à l'assemblée générale de l'association, je croyais que j'allais voir des parents complètement défaits. Or, c'était tout l'inverse : nous avons rencontré des parents qui avaient l'air bien dans leur peau, qui avaient l'air en forme. Je me suis dit : "Comment font-ils ?" Et j'ai compris que ceux qui étaient en forme étaient ceux qui s'étaient tellement impliqués qu'ils pouvaient parler du syndrome, du handicap de leur enfant de manière passionnée.

Cela m’a permis de dépasser cette impuissance que je ressentais depuis la naissance de Jean et cela m’a donné des outils pour mieux m’occuper de lui.
Je savais mieux quoi faire pour que mon enfant progresse et soit plus heureux. De plus, en tant que déléguée régionale, j’essayais d’aider d’autres parents.C’était extrêmement réconfortant.

AL : Avez-vous pu retrouver une vie sociale à travers cet engagement associatif ?

DL : Disons qu'on trouve des pairs. Des gens qui vivent la même chose et avec qui on peut discuter plus facilement. Cela atténue ce sentiment d’être une famille à part, exclue de beaucoup de loisirs.
Cela amène aussi à se poser des questions sur les moyens qu'on utilise pour arriver à vivre heureux avec son enfant handicapé. En côtoyant d'autres parents, on peut s'appuyer sur des exemples. On a des références, on retrouve des repères et c'est très important.

AL : Peut-on dire qu'il est possible d'être heureux ? Quand on est parent d'un enfant porteur du S.A., est-ce qu'on peut se réconcilier avec la vie ?

DL : A l'annonce du diagnostic, je pense que c'est la façon dont on a été élevé, dont on a vécu, dont on a été préparé ou pas à se battre qui peut faire la différence. Mais, on apprend aussi à se battre. On devient extrêmement différent de ce qu'on aurait été s'il n'y avait pas eu cette expérience-là.

La vie de famille est souvent bouleversée par la présence d’un enfant handicapé. Nous aussi, on l'a été et on l'est parfois encore : on peut passer des week-ends très houleux, on se sent usés parce qu’au final on a une vie plus étriquée que celle dont on avait rêvé ; Mais, j'ai aujourd'hui le sentiment qu'on s'en est finalement pas si mal sortis.

Par rapport à ce que l'on aurait pu imaginer lorsque Jean avait trois ans, on a eu plutôt une belle vie tous les cinq.
Et puis, il y a eu ce moment où Jean est tombé malade, il y a trois ans et où j'ai cru qu'il allait mourir. J'ai vu dans son regard qu'il savait qu'il allait mourir. Il me regardait, j'avais l'impression qu'il avait compris qu’il était en danger. Il me semble qu’il se sentait alors aussi impuissant que n’importe qui, au moment de mourir.
A ce moment, j'ai mesuré le prix de sa vie... pour lui, ce qu'elle représentait. J’ai vu dans son regard, que c'était sa vie...

Cela m'a permis de m’avouer que sa vie avait beaucoup de prix pour moi aussi. C’était Jean avec le syndrome d’Angelman ou rien du tout. C'est-à-dire, que s'il mourait là, j'aurais été complètement désespérée.
On est restés à l’hôpital pendant trois semaines. Je dormais avec lui, je ne pouvais pas le laisser, j'avais besoin de m'assurer qu'il n'allait pas partir, qu'on allait le soigner correctement.
Après, je me suis dit que c'est parce que j'avais été là qu'il avait pu être sauvé. Je me suis dit « il est heureux, il est bien, j’ai fait ce qu’il fallait » et cela me rendait très heureuse. »

L’IMPACT DU HANDICAP SUR LA FAMILLE LE VECU D’UN PAPA
"J’ai fait comme tout le monde… Il m’a d’abord fallu accepter que je ne jouerai jamais au foot avec mon fils. Il m’a fallu du temps. Je ne m’étais pas engagé à la légère pour avoir un enfant, j’étais prêt à tout lui donner. Mais Jean ne faisait rien de ce que j’espérais… Et le papa en moi était un peu perdu.

Ce bébé n’étant pas directement « la chair de ma chair », je le voyais de façon un peu intellectuelle, à travers les images de ma propre enfance, images qui étaient de plus en plus décalées par rapport à lui.

Je me souviens bien du moment où le diagnostic d’une déficience intellectuelle sévère s’est imposé : j’ai perdu tous mes repères pour l’avenir. Jean représentait des perspectives inconnues. Bien évidemment, je n’avais pas plus de réponse au « pourquoi ? » que la maman. D’ailleurs je ne savais pas bien la rassurer, j’étais envahi par sa détresse, une sorte d’effroi inconnu pour moi. Elle m’avait déjà surpris avec sa transformation en jeune mère - dans le sens de l’émerveillement bien sûr - mais maintenant elle était débordée par l’angoisse. Comment allait-on vivre une histoire pareille ?

Le passage du « pourquoi ? » sans réponse, au « comment ? » a marqué le début de l’étape suivante, d’une nouvelle vie en quelque sorte. Le comment est devenu une bouée de sauvetage. Nous nous sommes rassemblés autour de Jean pour le protéger, en cherchant ce qu’il y avait de mieux pour lui, en rencontrant des professionnels de santé nombreux, des gens extraordinaires mais aussi parfois insupportables, en échangeant avec les familles de l’AFSA pour se sentir moins seuls, en réorganisant notre entourage, les amis comme la famille, qui s’adaptent quelquefois encore moins bien que nous à cet enfant, et qui nous irritent parce « qu’ils ne comprennent vraiment rien ! ».

Mais je ne vis pas ces bouleversements comme la maman, sans trop savoir exprimer au fond ce qui va bien et ce qui va moins bien pour moi, qu’est ce qui fait que c’est à la fois une chance et une malchance… Je me pose évidemment cette question depuis des années.

Ce qui est sûr, c’est que j’ai découvert beaucoup de choses grâce à Jean :
D’abord à propos de la déchirure entre ce qu’il est et ce que je voulais qu’il soit : il est bien naturel, humain tout simplement, d’avoir le désir d’être fier de son fils. J’ai été surpris de constater la force de ce désir, en creux évidemment. Je me suis défendu de cette déception, j’ai dénié l’évidence de cette blessure, j’ai fait semblant de croire pendant des années aux discours raisonnables, du style « il fera ce qu’il pourra, l’important c’est de faire le maximum pour lui ». En réalité ça fait mal, ça abîme l’image de soi, ça fait douter des certitudes sur ce qu’on veut être…

Malgré tout la révolte s’atténue avec le temps, et la remise en cause de soi est salutaire, elle permet d’avancer – la nouvelle question est alors de savoir où aller ?

C’est la maman qui m’a fait prendre conscience d’une question « magique » : qu’est ce que je veux que Jean soit ?  Évidemment je veux qu’il soit heureux ! C’est-à-dire ? Qu’on le protège, qu’il soit aimé, qu’il soit respecté comme tout être humain… Tout cela donne du sens à mes actes, c’est très important pour moi, à la fois le père qui protège la famille, et le papa qui aime son fils."

Pour lire la suite du dossier : De l'annonce du syndrome d'Angelman à l'acceptation, partie 2

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